Erindil reposait, inerte, sur la terre détrempée. Ses cheveux sales recouvraient leur couleur dorée d’origine, lavés par la pluie. Les traits de son visage complètement détendu, comme s’il était parti en paix. Il avait, même dans la mort, une certaine prestance, une allure fière et digne, malgré ses vêtements déchirés. L’elfe noir se tenait à ses côtés, agenouillé, le visage baissé et les longues mèches brunes le dissimulant. Le bras droit pressé contre son ventre, l’autre ballant. Un long moment passa ainsi, sans que rien ne bougea. Le silence pesant. Puis la pluie cessa.
Moritandil se leva alors, titubant. Du sang fut craché par la plaie qui cinglait son ventre. Une grimace de douleur passa sur son visage crasseux. Non loin s’écoulait une petite rivière à la couleur claire et la sonorité chantante. L’elfe se dirigeait vers l’eau légèrement bleutée tout en déchirant un grand bout d’étoffe de sa vieille chemise souillée et usée. Arrivé près de l’onde pure, il s’affaissa et trempa le bout de tissu dans l’eau fraîche puis appliqua le bandage improvisé sur sa plaie. L’eau, probablement détentrice de quelque vertu, apaisa rapidement l’elfe qui se remit debout, péniblement tout de même.
Mais après quelques pas, Moritandil s’effondra au sol, dans une volute de poussière et de terre. Son esprit s’embrumait tandis que ses yeux se fermaient lentement. Son corps ne lui obéissait plus. Dans un effort immense, l’elfe tendit le bras devant lui, posa la paume de sa main au sol et entreprit de se relever. Mais l’effort était vain et il le savait. Ses doigts se crispèrent autour d’une petite poignée de sable, avant de se relâcher, et sa tête retomba lourdement au sol.
Lorsque l’elfe reprit connaissance, il se trouvait dans un étrange lieu froid et sombre d’où nulle odeur ne lui parvenait. Il était tout simplement là, debout, au milieu de nulle part. Ses yeux elfiques aiguisés ne parvenaient pas à percer ces ténèbres étrangement étouffantes et malsaines. Son regard vacillait d’un côté à l’autre, cherchant désespérément un détail, une faible lueur qui percerait ce décor obscur. Il fit quelques petits pas timides, les mains en avant cherchant d’éventuels obstacles imperceptibles. L’idée horrible d’être soudainement devenu aveugle par une quelconque mauvaise magie à l’œuvre le remplit d’effroi. Et pourtant, en son for intérieur, il savait que la cécité ne l’accablait point : d’une certaine façon, il percevait les ténèbres et leurs ombres.
L’elfe s’arrêta finalement et cria, gesticulant dans tous les sens :
- Y a-t-il quelqu’un ici ? Hé ho ! Répondez ! Quel sombre artifice est à l’œuvre en ce lieu ? Gare à vous et à celui qui oserait s’en prendre à moi ! Mais qu’il vienne donc celui-là, s’il en a le courage, ou bien que l’on me laisse partir, retourner à mes affaires !
Et alors qu’il vociférait ces paroles, plus dans le but de se donner du courage plutôt qu’effrayer son ennemi invisible, une étincelle jaillit dans l’obscurité, juste à ses pieds. A la faible lueur d’une flamme noire, une forme indistincte apparut en face de lui.
Moritandil eut un léger recul, portant instinctivement la main à la lame qui ne se trouvait malheureusement plus, et depuis fort longtemps à présent, à sa ceinture. Mais l’elfe garda son sang-froid et, sans se laisser démonter par l’absence d’arme, il demanda d’un ton sec et autoritaire :
- Qui va là ?
L’ombre, qui avoisinait la taille de l’elfe, semblait être bossue et comme recroquevillée sur elle-même. Le silence s’installait sur la scène immobile.
L’elfe ne sut si la flamme noire étincelait davantage, peut-être avec une lumière plus claire, ou bien si ses yeux s’accoutumaient à la faible lueur mais il distinguait mieux la forme à présent. Il lui semblait qu’il s’agissait là d’un vieillard, courbé par le poids des années, le crâne dégarni avec seulement de ci de là quelques touffes de longs cheveux gris. Les bras et les mains ballants étaient parcourus de plis et de rides. On aurait pu dire qu’il s’agissait d’un Homme qui aurait extraordinairement vieilli s’il n’avait pas eu de longues oreilles fines et pointues. Jamais Moritandil n’avait rencontré semblable créature, que ce soit en Azéroth ou en Outreterre.
- Il est de coutume de donner son nom en premier, avant de demander à l’autre, répondit enfin une voix fébrile. Et les yeux de la créature parurent étinceler brièvement.
- Je me nomme Moritandil, l’Etincelle Noire, Seigneur paladin de la race des Sin’Dorei, membre de la puissante et renommée guilde des Ally’s Nightmare. A qui donc m’adressé-je ?
La créature esquissa un semblant de sourire et un léger son, aigu mais à peine audible, tinta dans ces sombres lieux. Les yeux plissés de malice, la difformité de la créature sembla s’estomper quelque peu. Son corps semblait plus ferme et moins fripé, tandis que, semblait-il, elle faisait l’effort de se tenir plus droite, moins courbée.
- Ne me connais-tu donc pas, ricana le vieillard d’une voix plus forte.
- Le devrais-je seulement ?
- Oh oui ! Tu me connais, tu me connais, hahahahaaaa !
- Assez ! Si je vous connais alors rafraîchissez donc moi la mémoire ! Et prestement ! Avant que ma patience ne soit à bout.
- Oh oh oh ! Grand seigneur, il n’est point la peine de monter sur vos grands chevaux ! Grand seigneur ! Grands chevaux ! Ha ha ha haaa ! Grand seigneur, vous n’en avez que le nom ! Ha ha ha ! Grand seigneur, grand seigneur !
- Assez, manant ! Je n’aime guère le ton avec lequel tu t’adresses à moi ! Et si tu ne veux pas subir mon courroux, tu vas répondre à mes questions ! Peux m’importe ton nom à vrai dire, dis-moi plutôt où nous sommes et ce que je fais ici !
Moritandil perdait son sang froid. En vérité, une peur irréfléchie s’emparait de lui. Sans savoir pourquoi, il se sentait en danger. Etait-ce le vieillard ou bien ce lieu mystérieux ? Impossible de savoir d’où viendrait le danger. Certainement des deux.
Le vieillard, perdu dans un rire hystérique, ne cessait de répéter « grand seigneur, grand seigneur ! » à tout va, en sautillant de droite et de gauche sur ses frêles jambes.
- Assez ! Je perds mon temps avec toi ! Je m’en vais, cria l’elfe en faisant demi-tour.
Et alors même que l’elfe se retournait, le vieillard était de nouveau devant lui, et la flamme noire entre eux deux, toujours les séparant. Mais, bizarrement, la flamme semblait être moins forte et parcourue d’un étrange frisson. Mais la flamme n’était pas la seule à avoir subi un changement visible. La créature, elle aussi, présentait des modifications notables. A présent, elle était parfaitement droite, de taille parfaitement égale à Moritandil. Ses membres, ainsi que son corps, étaient plus charnus, plus raffermis. Ses muscles apparaissaient maintenant, de toute évidence plus saillants que tantôt. L’elfe pensa tout simplement que sa vue s’habituait aux ténèbres.
- Oh non, grand seigneur ! Grand seigneur ! Il n’est pas possible de partir d’ici ! A ça non, mon bon seigneur ! Pas sans l’aide de Mormegil !
- Mormegil, dis-tu ? Il s’agit là d’un nom Sin’Dorei. Est-ce ainsi que tu te nommes ? Etais-tu donc un elfe, s’étonna Moritandil.
- Oh, mon bon seigneur ! Le grand seigneur ne verrait-il pas que je suis un elfe ?
A ce moment, Moritandil s’aperçut que le visage n’était plus du tout celui d’un vieillard mais bien celui d’un elfe. Un elfe très certainement âgé, oui, mais bien un elfe immortel avec des traits fins et raffinés, d’une maturité certaine bien que, comme pour tous les êtres de cette race, trahissant une certaine jeunesse intarissable. Les cheveux semblaient avoir repoussé, comme par enchantement, et le poids des années envolé. Et, alors que Mormegil examinait le visage, il poussa un cri de surpise.
- Qui es-tu ? Qui es-tu ! Réponds !
- Je te l’ai dit, seigneur de pacotille. Je me nomme Mormegil, la Lame Noire.
- Ces traits… Ces traits, ce sont… ce sont les miens !
- Je t’avais dit que tu me connaissais. Mais c’est étrange, n’est-ce pas ? Je ne pensais vraiment pas que nous nous rencontrerions.
- Tais-toi, monstre ! Je ne me laisserai pas duper par une quelconque magie diabolique ! Maintenant, gare à toi, tu vas m’indiquer une sortie à ce lieu maudit si tu ne veux pas tâter de mes poings à défaut de ma lame !
- Hélas pour toi, tu vas rester ici, répondit Mormegil d’un ton froid.
- Tu m’as dit que tu pouvais m’aider à sortir d’ici ! Et tu le feras, de gré ou de force !
- Regarde-toi, pauvre fou. Tu n’es plus rien. Un seigneur, dis-tu ? Je ne vois là qu’un vieillard qui sombre dans la folie.
Et soudain Moritandil s’aperçut que son corps s’était mué en celui d’un elfe moribond, frappé de vieillesse. Son corps fatigué n’était pas de taille à lutter contre Mormegil qui semblait, à présent, jeune et fringuant, en pleine possession de ses moyens. L’Etincelle Noire croyait se voir comme dans un miroir, mais du temps jadis où il était, oui, un grand seigneur parcourrant fièrement les régions de l’Outreterre avec ses compagnons, chevauchant jusqu’à Karazhan pour l’assiéger. Il essaya de prononcer quelques paroles mais un son inaudible sortit de sa bouche.
- Tu as failli causer notre mort, reprit Mormegil. Notre mort, à nous deux. Et ça, je ne peux te le pardonner. Tu es devenu faible et inutile ! Combien de fois as-tu fui ? Combien de fois as-tu demandé grâce à nos ennemis ? Combien de fois t’es-tu laissé marcher sur les pieds ? Ton comportement était une insulte à tous les Sin’Dorei ! Et par ta lâcheté et ta faiblesse, tu servais l’Ennemi ! Assez ! Assez de toute cette folie ! Je suis un Sin’Dorei ! Et je suis fier de moi ! Je n’ai pas à subir car je possède le pouvoir ! A mort l’Alliance ! A mort les faibles, les lâches et les traîtres ! Assez de retenu, assez de perte de temps ! La Horde ne réagit pas face aux insultes de l’Alliance, la Horde n’évolue plus et ne peut suivre l’avancée des troupes de l’Alliance ! Et ce n’est pas avec un seigneur faible comme toi que cela va s’arranger ! Moi, Mormegil, la Lame Noire, je vengerai les nôtres ! Nos ennemis se sont moqués de nous bien trop souvent, bien trop ouvertement ! Et si c’est bien la guerre qu’ils veulent, ils l’auront ! Même si je suis seul contre tous ! Leur fourberie n’avait pas de limite ? La mienne sera plus grande encore ! Leur détermination est inébranlable ? Je la réduirais à néant avec mes lames, tuant tous ceux que je croiserai ! Un sillon de sang se tracera derrière mon passage, et la Horde s’exaltera de mon désir de vengeance ! Mon désir de révolte ! Il est temps de renverser la domination établie par l’Alliance !
Mormegil bouillonnait de fureur et de haine. Ses yeux étincelaient d’un éclat étrange, la folie y était presque lisible. Alors Moritandil bomba le torse, quelques rides disparurent ainsi que quelques années. La flamme sombre crépita un instant et flamba de plus belle, lançant quelques étincelles noires.
- Tu n’es qu’un fou ! Tu ne pourras mener personne nulle part, tu es condamné à rester seul !
- Oh ? Le vieillard se rebelle ? As-tu encore quelques rêves de grandeur ? Tu appartiens au passé ! Personne ne t’attend et personne n’a besoin de toi ! A moi, l’avenir ! Je m’en vais à présent.
Soudain, une expression d’incompréhension passa sur le visage de Mormegil. Son corps semblait de nouveau plus fluet et refusait de bouger.
- Tu n’iras nulle part, rétorqua Moritandil essoufflé par ses efforts de détermination et de victoire. J’ai à faire ! Au moins… Au moins une dernière mission, une dernière quête !
Mormegil regarda son adversaire. Il le regarda étrangement, avec une certaine tendresse d’autant plus surprenante après son discours passionné sur la guerre et son caractère belliqueux. Mais il était toujours aussi fort et sûr de lui. Après quelques instants, il soupira.
- Vieux seigneur, j’ai peut-être été un peu dur avec toi. Et malgré le respect que je garde pour toi – car j’en ai, oui – je ne peux revenir sur ma décision. Car, soyons sincères l’un envers l’autre, tu as pris la tienne il y a déjà fort longtemps de cela, et elle s’accorde avec la mienne, en un sens, n’est-ce pas ?
Moritandil ne répondit rien. Les deux elfes, aux mêmes visages, se regardaient mutuellement, en silence. Les deux de belle stature, bien sûr égales, les torses bombés et les poings serrés ; tous deux désirant prendre le pas sur l’autre. Les cheveux noirs de Moritandil s’entremêlaient à ceux de Mormegil, d’un blanc pur légèrement argenté, un léger vent s’étant levé progressivement et tourbillonnant maintenant autour d’eux.
- N’est-ce pas, répéta Mormegil au visage crispé.
Et soudain, la flamme noire, déclinante jusqu’alors, crépita et s’évanouit brusquement dans une faible étincelle noire à l’odeur de souffre et les ténèbres engloutirent les lieux ainsi que les deux adversaires.
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Mar 26 Aoû - 20:47
